Agriculture laitière : la crise du lait tourne en crise de beurre

On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est toujours le vieux proverbe qui se rappelle aux esprits devant les rayons vides dans la grande distribution. Car le beurre manque. Demande des pays émergents, production laitière atone, refus des grandes surfaces de répercuter la hausse des prix demandée par les industriels ou pénurie artificielle créée pour alimenter la spéculation – comme on le faisait jadis avec le pain – les explications sont diverses mais la conséquence unique. Le beurre manque et tout le monde en a ras la baratte.

La fin des quotas laitiers en Europe apparaît de plus en plus comme une très mauvaise idée. La surproduction laitière a entraîné une chute des cours, la faillite ou l’arrêt d’un certain nombre d’exploitations, puis une baisse drastique de la production. Un circuit classique du capitalisme, mais dont les effets négatifs (faillites, mouvements de balanciers sur les cours, passage rapide de la surabondance à la pénurie) étaient jusque là lissés par les quotas.

« Il y a deux ans, on jetait le lait au caniveau, tellement qu’il y en avait, aujourd’hui on ne trouve plus de beurre », fulmine un paysan d’Ille-et-Vilaine, qui trouve que « ce qui se passe dans l’agriculture française et même européenne est totalement insensé, la crise du beurre ce n’est qu’une sorte de thermomètre pour l’opinion ».

Résultat des courses la production laitière a chuté de 2,5% en France alors que la demande de beurre a augmenté, tant aux Etats-Unis qu’en Chine ; le beurre est passé de 2 500 € la tonne en avril 2016 à 6 800 € début septembre, après un pic à 7 000 € cet été. La mauvaise météo de 2015 et de 2016, qui a eu pour effet de faire moins de fourrages et de moins bien nourrir les vaches, n’a rien arrangé. Ni les prix : à 32 centimes par litre, l’éleveur ne s’en sort pas, pas même à 36 ; il ne pourrait s’en tirer qu’au-delà de 40.

Et comme la grande distribution ne fixe les prix qu’une fois par an, en février, et ne les répercute pas en cours de route, les industriels ont cessé de la livrer et privilégient leurs marques possédées en propre, plus flexibles. Par ailleurs, avec le manque de lait, les industriels font des choix : il faut plus de litres de lait pour faire du beurre (22 L/kg) que du fromage (8 L/kg) et il y a plus de demande pour le fromage (25,9 kg/an/habitant contre 7,9 kg pour le beurre) ; il est donc privilégié. La crise s’aggrave encore.

Le beurre étant utilisé un peu partout dans l’industrie, ça coince de partout. Dans les biscuiteries notamment, qui subissent encore le contrecoup de la crise du Fipronil dans les œufs – le cheptel pondeur a baissé nettement suite aux abattages en Hollande et Belgique, le cours de l’œuf a doublé – et qui se retrouvent en première ligne face au renchérissement du beurre. Certains remplacent le beurre par l’huile, d’autres optent pour du beurre de ferme, qui profite nettement de la crise – comme les œufs des petits producteurs ont profité de la crise des œufs industriels (et des plats préparés) au Fipronil.

En Bretagne, le beurre étant au cœur de toutes les recettes, c’est plus compliqué encore. Entre pénuries et hausses des coûts, les industriels ralentissent aussi leurs livraisons. Chez Pâtisseries gourmandes à Loudéac, qui a les marques Ker Cadélac et Le Guillou, les livraisons ont baissé de 5% et le quatre-quarts augmentera de 50 centimes d’euro, jusqu’à la fin de la crise. Pas question de se passer de beurre… d’autant que l’entreprise connaît le caractère cyclique de ces crises, qui sont déjà survenues en 2008 et 2012, avec une intensité moindre cependant.

Idem pour les boulangeries, industrielles ou non. Bûches de Noël, galettes des rois et croissants devraient nettement augmenter. Ce boulanger du sud-est de la Loire-Atlantique, entre Vignoble et Mauges, connaît aussi la crise du beurre : « nous faisons nos croissants nous-mêmes, comme le reste. On arrive encore à trouver du beurre, difficilement, mais on a dû augmenter un peu les prix, quelques centimes pour l’instant ». La crise a même dépassé les frontières françaises pour atteindre la Belgique voisine, où le beurre a déjà augmenté de 45 centimes d’euros et continue à grimper.

Le problème est encore plus compliqué qu’il n’y paraît. La France produit 450.000 tonnes de beurre et en importe 200.000. Mais augmenter la production de lait ne permettra pas de mettre fin à la pénurie ni de sortir le marché laitier de la crise : « dans un litre de lait, il y a, en moyenne, 42 grammes de matière grasse – qui servent à faire le beurre et la crème – et 33 grammes de protéines – qui servent à faire le lait liquide et de la poudre de lait », explique La Croix. Or, le marché du lait est en situation de surproduction et la Commission européenne stocke 380.000 t de poudre de lait, soit un cinquième des échanges mondiaux annuels. Plus de lait signifie encore plus de poudre de lait et un prix à la tonne encore plus bas pour les éleveurs.

Stéphane Travert, invité sur Sud Radio ce 24 octobre, se veut rassurant. Selon le ministre de l’Agriculture, « cette pénurie ne va pas durer. Nous avons une production laitière très importante, elle va remonter parce que nous arrivons dans la période automne-hiver. Nous allons trouver les voies et les moyens pour régler les problématiques quand elles viennent de la différence contractuelle entre les distributeurs et les transformateurs ». Cependant, du fait du système de production, non seulement la pénurie peut durer, mais elle peut surtout se reproduire.

Le beurre, un produit symbolique qui marque le fiasco du capitalisme dérégulé ?

Causeur le dit, « Le capitalisme pourrait très bien s’effondrer à cause du beurre. Cela fait deux cents ans qu’il dévaste la planète, accroît les inégalités, laisse la moitié de l’humanité mourir à petit feu mais bon, le réflexe en Occident, c’est tout de même de se dire que jusque là, ça va ». Mais « le beurre va manquer, ou se vendre au prix du caviar. Si le communisme, c’était les soviets plus l’électricité, le capitalisme c’est la spéculation moins le beurre. Pour un système qui se vantait de produire l’abondance (tandis que les vilaines démocraties populaires n’avaient que de la margarine parce que c’était la faute à Lénine) et de la faire ruisseler sur tous, manquer de beurre, ça la fout mal. C’est tout de même très symbolique, le beurre. Manquer de beurre, dans l’imaginaire d’un pays comme la France, ça renvoie tout de suite aux pénuries les plus effrayantes ». L’Occupation, ou carrément la Révolution, la guerre civile qui s’ensuit et toutes ses pénuries.

D’autant que « si le beurre manque, ce n’est pas à cause d’un occupant étranger, c’est juste à cause d’un système complètement aberrant qui asphyxie les producteurs de lait en cassant les cours mais qui va trouver le moyen de faire flamber la tonne de beurre tout simplement parce que les nouvelles classes moyennes de la Chine et des puissances émergentes s’aperçoivent que c’est tout de même meilleur, le beurre, que l’huile de palme ».

Parce que pour être arrivé là où on est, les chercheurs ont commencé par critiquer le lait entier et le beurre pendant des années – au bénéfice des huiles, de la margarine et du soja – avant de tourner casaque et de conseiller de se ruer sur le beurre. Le marché s’est adapté, trop vite. Les vaches produisent du lait moins riche et il en faut plus pour faire de beurre. Le prix du lait s’est effondré à cause de la surproduction. Négociants, industriels et distributeurs tiennent à leurs gros sous dans un marché français atone et refusent de les lâcher. Et tout est grippé.

« La goutte de beurre sera peut-être celle qui fera déborder le vase des frustrations résignées qu’à force de propagande, de communication, d’agents dociles comme le président Macron, le capitalisme avait réussi à nous faire prendre comme une nécessité incontournable, une modernisation inévitable, un progrès qui allait nous rendre heureux, demain, plus tard, ne vous inquiétez pas. » Pendant ce temps, le pouvoir d’achat réel ne cessait de baisser et les élites financières apatrides faisaient pression, partout, pour rogner sur les droits sociaux et les conditions de travail. Mais avec des rayons vides de beurre, sans beurre sur les tartines, sans croissants, sans bûches de Noël ou galettes des rois (ou alors à des prix stratosphériques), le capitalisme post-moderne dérégulé apparaît pour ce qu’il est : un monde de précarité, de rigueur, de tristesse. Le Roi est nu.

Louis-Benoît Greffe

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