Œufs au Fipronil : et si l’agriculture « bio » restait encore à inventer ?

Nouveau scandale alimentaire en couveuse, on apprenait il y a quelques jours la présence de Fipronil et d’une quinzaine de produits non autorisés détectés dans les œufs d’une filière biologique. L’affaire dénoncée par l’ONG Foodwatch se passe aux Pays-Bas. Pour rappel, cette substance est un antiparasitaire utilisé pour lutter contre le pou rouge dans les élevages de poules. Ce qui nous intéresse ici, n’est pas le risque du Fipronil en particulier[1], mais le fait que la filière « bio » soit touchée directement. Ce qui permet de soulever des problèmes que l’on n’ose pas toujours traiter.

Que se passerait-il si des affaires comme celles-ci venaient à se multiplier ? Le consommateur ne risquerait-il pas alors de commencer à douter des bien-fondés du bio ? Aujourd’hui, cette appellation jouit d’une réputation qui la place au-dessus de tous soupçons. Pourtant les questions à son égard ne manquent pas. Dans l’ouvrage Panique dans l’assiette dont nous avons déjà parlé ici, le journaliste Gill Rivière Weckstein s’interroge : « La solution est-elle dans le bio ? » Il cite un sondage effectué par l’Agence Bio : 63 % des consommateurs choisissent un produit AB (issu de l’Agriculture Biologique) parce qu’ils « sont guidés par leur volonté de préserver leur santé ». Mais quand il interroge le spécialiste Denis Corpet, professeur d’hygiène et nutrition humaine à l’École nationale vétérinaire de Toulouse, celui-ci est catégorique : «  Il n’y a aucune preuve que le bio soit meilleur pour la santé. Ni d’ailleurs aucune preuve que les aliments conventionnels non-bio soient mauvais pour la santé ». Et pourtant ce spécialiste qui a dirigé l’équipe Inra « Aliments & Cancers » fut un ex-militant jadis convaincu par la cause bio : « Quand j’ai commencé à étudier scientifiquement ces produits en tant que toxicologue, j’ai constaté que de ce point de vue, il n’y avait pas de raisons objectives de préférer le bio. Il y en a d’autres, mais elles ne sont pas à chercher du côté de la relation entre alimentation et santé. » Or cet avis, loin d’être isolé, est partagé par la communauté scientifique, comme le montre Weckstein : « Les quatre dernières études publiées à ce sujet confirment qu’il existe quelques différences dans la composition des aliments bio et non-bio (un peu plus de polyphénols ou de vitamines dans certains légumes bio), mais qu’elles sont minimes et n’ont en tout état de cause aucun effet mesurable sur la santé des gens (Dangour, 2009 ; Dangour 2010 ; Smith-Spangler, 2012 ; Baransky 2014). » Comment expliquer ce phénomène alors ? Si les gens sont persuadés de manger plus sainement en achetant des produits labellisés AB, c’est qu’ils croient fermement qu’il s’agit d’une agriculture « sans pesticides ». D’après un sondage Harris Interactive, un français sur deux ignorerait que l’agriculture bio utilise les pesticides (sondage réalisé en 2016 par Harris Interactive pour Alerte Environnement). Le journaliste poursuit son exposé : « Et pourtant dans la liste des pesticides utilisés en bio, on trouve le spinosad, l’azadirachtine (huile de neem), les pyréthrines, la deltaméthrine, le Bacillus thuringiensis, le virus de la granulose du carpocapse, le soufre et bien sûr l’incontournable cuivre ». Le journaliste enfonce le clou en rappelant même que manger bio peut être une activité à risque et cite, à titre d’exemples, quelques crises sanitaires liées à l’alimentation biologique (épidémie d’infections due à une intoxication de graines germées bio par la bactérie Escherichia Coli et qui a provoqué pas moins de 53 décès). Selon lui, cela n’est pas dû au fruit du hasard, mais bien au cahier des charges contraignant de l’AB : « Il est en effet notoire que le risque bactérien est directement lié à la germination des graines » et certaines techniques qui permettent de l’empêcher (recours à de l’eau chlorée) sont proscrites.[2]

À la lecture de ce réquisitoire, on se demande alors pourquoi l’agriculture dite « biologique » continue de bénéficier d’une telle aura auprès des consommateurs. D’autant plus que le journaliste est loin d’être seul à émettre ce genre de doutes. Comme le rappelle Jean De Kervasdoué, l’Agence britannique de l’alimentation et The Annals of Internal Medicine, après avoir démontré dans un article paru dans The Economist que « la supériorité des produits ‘bio’ était discutable et qu’il n’y avait pas de différence entre les qualités nutritives des aliments bio et des autres », ajoutent « que la nourriture bio pourrait être mauvaise pour l’environnement car elle utilise la terre de manière beaucoup moins efficace que l’agriculture traditionnelle du fait de ses faibles rendements (…) Alan Mc Hugen, botaniste de l’université de Californie à Riverside, rappelle que l’industrie du bio c’est ’99 % du marketing et de la perception du public’. Elle repose en effet sur une référence implicite à une époque mythique où la nourriture, et la vie en général étaient simples et saines. » [3]

Comme on le voit, la cause de l’AB est loin d’être gagnée. Et si pour l’instant elle jouit d’un blanc-seing dans l’opinion, il se pourrait bien, qu’à force d’accumuler les crises sanitaires, elle finisse par perdre de sa superbe. L’esprit critique qui a fini par gagner les consommateurs à l’égard de l’agro-industrie pourrait bien s’étendre à elle. On ne voit pas ce qui pourrait empêcher les consommateurs de vouloir une nourriture toujours plus saine sans se payer de mots, d’autant plus qu’aujourd’hui ils disposent d’une quantité de sources pour s’informer et comparer. Or si le marketing joue un rôle fondamental dans le secteur de l’alimentation, où le plus souvent règne l’irrationnel, on peut parier que le principe de réalité finira bien par reprendre ses droits. Combien de temps durera encore dans l’esprit des consommateurs cette illusion qu’une étiquette « bio » apposée sur un produit, suffit à faire croire à sa non nocivité ? Comme le rappelle l’ingénieur agronome Henri Voron, « l’agriculture biologique elle-même peut donner lieu à de nombreuses appréciations générales et subjectives (…) retour aux anciennes méthodes agricoles, refus du ‘progrès’, de la ‘chimie’, meilleur goût des produits, authenticité, préférence pour les circuits de distribution courts, vente directe plutôt que grandes surfaces, respect du terroir, respect de la ‘nature’, etc. Toutes ces appréciations subjectives sont parfaitement légitimes dans leurs domaines, mais elles échappent totalement à l’argumentaire scientifique. Le plan du vécu, du ressenti, du social, n’est pas le même que celui de la connaissance scientifique, totalement impartiale et rigoureuse. » Tout ceci, d’après l’auteur, rendant l’appréciation des bienfaits de l’AB « ontologiquement difficile, voire impossible. » [4]

Nous voici donc au cœur du problème : il est essentiel à propos de l’alimentation, encore plus que pour tout autre sujet, de savoir raison garder. Aussi, comprend-on la nécessité à tous points de vue de conserver un esprit critique et, plutôt que de se laisser impressionner par des étiquettes – quelles qu’elles soient -, de faire confiance à la science. L’intuition des consommateurs va dans la bonne direction. Et l’agriculture doit sans cesse se réinventer pour lui donner corps. Heureusement, on sait désormais que de nouvelles solutions existent qui permettront demain de mieux gérer les sols tout en obtenant des rendements nécessaires pour nourrir l’humanité toujours plus nombreuse avec une nourriture de qualité. Ainsi, on pensera aux nouveaux champs d’innovation de l’agriculture de précision qui permettent, grâce aux recours à l’Intelligence Artificielle et du big data, de mieux gérer les sols et les cultures. Et si l’agriculture « bio » restait tout simplement encore à inventer ?

 

[1] Comme le rappelle le professeur Claude Huriet,  « Le rapport publié récemment par l’ANSES n’a pas fait la UNE des journaux. C’est dommage ! On peut y lire : « Le risque d’apparition d’effets sanitaires apparaît très faible », ce que confirme l’OMS. Plus loin « la consommation d’œufs contaminés pouvant être consommés chaque jour sans s’exposer à un risque aigu est de moins de deux pour un enfant de moins de trois ans, et de plus de dix, équivalent à 500 gr, chez l’adulte », in La Tribune.

[2] Gil Rivière-Weckstein, Panique dans l’assiette, Le Publieur, 2017, pp. 117-125.

[3] Jean De Kervasdoué, Ils croient que la nature est bonne, Robert Laffont, pp.129-130.

[4] Henri Voron, « L’Impact environnemental de l’agriculture biologique », in Réponse à l’écologisme, ouvrage collectif, L’Harmattan, 2016, pp. 175-183.

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